Marie-Claude Sawerschel : La fermeture des écoles pour cause de pandémie, un peu partout dans le monde, a eu un effet révélateur sur un grand nombre des dimensions de l’école et avant tout sur la place et la valeur accordées au système d’évaluation en période normale et de certification en fin d’études.
Je prends pour exemple ce qui se passe en France, avec la décision de supprimer les examens de baccalauréat. Le bachot, en France, c’est peu dire que c’est une institution. C’est un rite de passage fort, qui met les lycéens et leur famille pendant des mois sur les charbons ardents depuis des générations, ce qui a fait dire au magazine Elle : « On ne verra plus le bachot comme on l’a connu. Le coronavirus aura eu la peau de ce fétiche français ».
« On ne verra plus le bachot comme on l’a connu. Le coronavirus aura eu la peau de ce fétiche français ».
En Belgique comme en Suisse, certains responsables du système éducatif ont prêché pour la suppression des examens finaux pour préserver “l’égalité (ou l’équité) de traitement”. Et il se passe quelque chose de tout à fait saisissant, à mon sens : alors que le formalisme de l’examen était jusqu’ici incontournable (et générateur autant de valeur que de stress), on assure (et on pense nous rassurer ! Ce serait là un autre thème) en disant aujourd’hui que « tout est sous contrôle, on a déjà fait les ¾ de l’année, donc on peut parfaitement se dispenser des examens finaux parce qu’on sait que nos élèves ont “des compétences” ». C’est un peu comme si on disait : « La formalisation par la certification est ultra importante, c’est pour cela qu’on l’a faite jusqu’ici, mais en fait, en ce moment, ça n’est pas important du tout parce qu’on peut déjà donner toutes les garanties sur le niveau de nos élèves, mais on s’empressera de retourner à ce formalisme dès que la pandémie sera passée ».
On a l’impression, en conclusion de tout ce flou rhétorique, que l’évaluation et la certification sont importantes aux yeux de la société, à l’instar des “dogmes imaginaires” de Noah Yuval Harari, certes, mais manifestement pas uniquement pour mesurer le niveau des élèves. Alors, à quoi est-elle servent-elles ?
Chantal Vander Vorst : Pour répondre à cela, il nous faut voyager au cœur de l’humain, car la signification que l’on porte à l’évaluation et à la certification dépend de la paire de lunettes choisie.
Les modes mentaux
Ce voyage au cœur de l’humain nous permettra de comprendre notre fonctionnement cérébral, et au besoin… de se remonter à l’endroit, voire, de remonter le système scolaire à l’endroit ! Selon l’Approche NeuroCognitive et Comportementale développée par l’Institut de Médecine Environnementale à Paris, nous avons toutes et tous deux façons d’appréhender les situations, ces deux façons étant sous-tendues par des structures cérébrales différentes :
■ L’une, Automatique, adaptée aux situations routinières, simples et connues, telles : s’habiller, se laver, effectuer une tâche habituelle, … Elle contient un grand nombre d’informations et les norme, les catégorise. Elle va donc analyser en comparant de façon binaire.
■ L’autre, Adaptative ou Préfrontale, parfaite pour aborder de façon optimale les situations difficiles, complexes et inconnues, telles : gérer un nouveau projet, faire face à un changement, avoir une vue globale sur une problématique … Elle permet une remise en question, elle ne norme pas, elle cherche et propose.
Notre hypothèse est que le Mode Mental Automatique prend souvent, trop souvent la main, car il est plus rapide et plus “bruyant” que le Mode Mental Adaptatif. Concrètement, cela signifie que nous avons tendance à d’abord nous raccrocher à ce que nous connaissons, à ce qui nous est familier, à notre bibliothèque d’expériences.
Nous pourrions illustrer cela par une image : nous avons deux chaises dans notre cerveau. En principe, l’une est prévue pour le Mode Mental Automatique, et l’autre pour le Mode Mental Adaptatif. Mais… le Mode Mental Automatique a tendance à s’asseoir sur les deux chaises, à se référer immédiatement à des normes, des schémas connus et simples. Par exemple, l’enseignement prévu à l’école est très souvent “automatisé”, dans le sens où les matières, la pédagogie et l’aménagement de l’espace sont presque toujours les mêmes que ceux que l’on voyait il y a plus de 50 ans, alors que le monde évolue en permanence. L’école semble donc décalée et non adaptée aux réalités actuelles.
La réussite et l’échec
L’évaluation et la certification, vues par le Mode Mental Automatique, servent à “normer” et à catégoriser, et elles donnent donc naissance aux “bons élèves”, aux “moins bons élèves”, aux “mauvais élèves”, et aux notions de réussite et d’échec.
Cette même évaluation/certification, lorsqu’elle est vue par le Mode Mental Adaptatif, sert à se questionner, à avancer, à révéler. Est-ce vraiment cette vision qui est actuellement présente dans les systèmes d’enseignements ? Beaucoup trop peu à mon sens.
La suppression de l’évaluation et de la certification à l’heure actuelle, en pleine crise de coronavirus, semble émaner du Mode Mental Automatique, qui lâche temporairement ce qu’il ne peut de toute façon plus contrôler.
MCS : Si je te comprends bien, ces modes mentaux, automatique et adaptatif, sont à l’œuvre aussi bien dans les cerveaux des individus que dans l’esprit collectif. Cette distinction rend assez bien compte, je trouve, de l’espèce de hâte et de banalisation étonnantes qu’on voit à l’œuvre dans l’annonce des mesures de simplification, de suppression de l’évaluation qui tranchent si fort avec le cérémoniel collectif qui préside habituellement à la promotion dans un degré supérieur. Je parie que pas mal de décideurs, sous les prises de paroles qui se veulent apaisantes, sentent le caractère délicat de cette passe. Ils doivent jouer le rôle d’illusionnistes qui font disparaître un foulard pour faire réapparaître un lapin, devant un public qui aimerait quand même bien découvrir le truc ! Et pour faire un peu mieux passer la manœuvre, comme l’abracadabra du magicien qui trouble la vigilance du spectateur, ils emploient de manière récurrente l’adjectif “pragmatique”, pour justifier la solution ad hoc trouvée à la situation exceptionnelle, pour mettre en évidence son caractère à la fois inventif et terrien, pour lui redonner, malgré son caractère unique, une certaine “normalité”, permettant de banaliser le “manque” occasionné par la suppression des examens. Pour reprendre ta distinction : comme on ne peut plus être en mode automatique, alors, un bref instant, on se met en mode adaptatif tout en conservant le vocabulaire du mode automatique : « Ça va bien comme ça… Pour cette fois, ça ira très bien… Quelques semaines manquées dans un cursus scolaire, ce n’est pas grand-chose… On est déjà sûrs que nos élèves ont les compétences requises, etc. »
Assurer ou rassurer
Cela dit, est-ce qu’on aurait réellement pu attendre autre chose en situation de crise ? Les Départements de l’éducation, de l’instruction, quels que soient les noms qu’on leur donne, sont des institutions dont le mérite réside pour une bonne part dans la stabilité qu’elles assurent. Elles rassurent aussi, donc, comme si le mode automatique des institutions pouvait calmer nos inquiétudes. Il y a quelque chose d’un peu infantile dans notre rapport à l’institution, vu sous cet angle.
Est-ce que tu ne penses pas que, parce que nous venons de vivre collectivement cette espèce de désacralisation de l’évaluation (je laisse pour l’instant de côté la dimension de rite de passage liée aux examens finaux), nous savons aujourd’hui qu’il est peut-être possible de faire autrement ou, du moins, de réinterroger les raisons d’être de l’évaluation conçue comme un dispositif destiné à identifier les élèves en leur donnant une certaine valeur ? Et, nécessairement, si on touche à cette clé de voûte que sont les notes, c’est l’école elle-même qu’on requestionne. Est-ce que, puisque nous avons entrevu la lumière, un moment contraints de passer en mode adaptatif, nous n’allons pas avoir envie de chercher de ce côté-là ?
CVV : Oui effectivement, je pense qu’un chemin de réflexion est en cours chez de nombreuses personnes, dans leur for intérieur. Ce chemin pose la question du sens, du sens de l’école, et par extension, du sens que l’on souhaite donner à sa vie.
Plusieurs personnes me relatent actuellement le fait d’être soulagées : soulagées de ne plus être dans un rythme effréné, soulagées de pouvoir simplement être chez soi.
La mécanique du changement
Cette situation pose aussi la question du changement. Qu’est-ce que le changement, et comment change-t-on, comment se met-on en mouvement ? La partie automatique du cerveau est entre autres extrêmement sensible à l’image sociale : que va-t-on penser de moi si je fais telle ou telle chose ? Au centre de ce dispositif se trouve une peur viscérale de l’exclusion par rapport au groupe.
Et le changement est possible lorsque certaines personnes changent leurs habitudes, et que, par mimétisme, d’autres suivent. Un mouvement individuel peut devenir collectif lorsque le Mode Mental Automatique ne se sent ni menacé, ni jugé.
Il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin, et il est certainement plus que temps de remettre en question fondamentalement ce système pour revenir au sens premier de tout enseignement : aider à grandir et à révéler les talents.
L’heure du Mode Mental Adaptatif a sonné, écoutons-le !
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