Le boulot : entre Sisyphe et Hercule
A Roger, l’inspirateur
« Je ne fais pas le ménage, je ne lave pas mes vêtements, je ne les repasse pas. Je paie quelqu’un pour exécuter ces tâches-là. Il est tout à fait exclu que je les fasse moi-même”, me dit une connaissance, un homme très actif, qui jouit aujourd’hui d’une retraite confortable.
Ce n’est évidemment pas parce qu’il a deux mains gauches qu’il se refuse à ces manipulations du quotidien. Il s’est d’ailleurs lancé, depuis qu’il dispose d’un temps à lui très enviable, dans la poterie, une activité qui lui permet, de semaine en semaine, d’aligner des œuvres toujours plus maîtrisées.
Le travail et la vie
Ce à quoi il se refuse (comme tant d’autres), c’est ce que Hannah Arendt appelait “le travail”, par opposition à l’œuvre ou à l’action. Le travail, c’est cet effort permanent et presque invisible qui ne laisse rien derrière lui et qui est sans cesse à refaire. En ce sens, le travail est soumission à une nécessité vitale, celle de renouveler sans cesse la vie. “Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit le processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même” déclare Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne. La vie ne peut par conséquent pas échapper au travail qui est à la fois maintien de la vie pour les individus et garantie de perpétuation pour l’espèce.
« La vie ne peut pas échapper au travail qui est à la fois maintien de la vie pour les individus et garantie de perpétuation pour l’espèce. »
Un animal laborans
Dans son Idéologie allemande, Marx pointe du doigt le fait que les hommes commencent à se distinguer des animaux quand ils se mettent à produire leurs moyens de subsistance. C’est bien le contenu de la définition de l’animal laborans, une dimension de l’humain mise en exergue par Cicéron dans son traité Des devoirs (De Oficiis) et qui a connu une immense fortune ensuite dans toutes les réflexions d’anthropologie politique aux quatre coins de la planète. Tout ce qui maintient la vie est du ressort de l’animal laborans que nous sommes et nous ne pouvons pas échapper à cette nécessité. Ces fonctions, dans l’Antiquité, étaient dévolues aux esclaves, et par conséquent doublement méprisées. Le fait d’en reconnaître la nécessité ne les parait en effet d’aucune valeur, au contraire.
Le travail et la peine
Arendt parcourt l’étymologie de cette fonction dans les diverses langues européennes pour aboutir à un constat remarquablement unifié : “Tous les noms européens du “travail”, labor en latin et en anglais, ponos en grec, travail en français, Arbeit en allemand, signifient “fatigue”, effort et servent aussi à désigner les douleurs de l’enfantement. Etymologiquement, labor est de même racine que labare (trébucher sous un fardeau) ; Ponos et Arbeit évoquent la pauvreté (Penia en grec, Armut en allemand). En allemand, Arbeit et arm viennent du germanique arbma qui signifiait “solitaire, négligé, abandonné”.
Rien d’étonnant, donc, à ce que nous ne nous bousculions pas pour remplir ces fonctions.
Le caractère fastidieux et permanent du travail en fait une activité de l’ombre, indigne d’être racontée, totalement impropre à constituer un “narratif”. Pour y prétendre, il faut au moins que Cendrillon perde sa pantoufle de vair et qu’un prince la retrouve pour sortir la souillon exploitée du cycle avilissant et dégradant, aussi bien physiquement que socialement, dans lequel sa servitude la maintient. Je ne résiste pas au plaisir de citer H. Arendt une fois encore. : “La lutte quotidienne dans laquelle le corps humain est engagé pour nettoyer le monde et pour l’empêcher de s’écrouler ressemble bien peu à de l’héroïsme ; l’endurance qu’il faut pour réparer chaque matin le gâchis de la veille n’est pas du courage, et ce qui rend l’effort pénible, ce n’est pas le danger mais l’interminable répétition. Les “travaux” d’Hercule ont une chose en commun avec tous les grands exploits : ils sont uniques ; malheureusement, il n’y a que les mythiques écuries d’Augias pour rester propres une fois l’effort accompli et la tâche achevée.”
Les produits du travail sont destinés à la consommation. Ils disparaissent rapidement, s’absorbent sans grande délai, se corrompent ou s’anéantissent dans un temps qui est sans durée. Et tout est à recommencer.
L’homo faber à la rescousse
Pour soulager cette condition servile, l’homo faber, né sous la plume de Xénophon vers 360 av JC, dans son œuvre Economique ou « L’art et la manière de bien gérer un grand domaine agricole », vient à sa rescousse, serré de près quelques siècles plus tard par Thomas D’Aquin qui fera de l’homo faber une figure de contraste avec le méditant ou le contemplateur. “La naissance de l’homo faber et l’avènement d’un monde artificiel d’objets sont contemporains de la découverte des outils et des instruments” dit Arendt. L’homo faber, c’est l’être humain qui fabrique, celui qui conçoit les outils et les objets qui allègent le travail de l’animal laborans, qui permet à l’humanité de se définir, de se choisir, donc de donner forme au monde humain. Si “les produits du travail sont destinés à la consommation, ceux de l’œuvre sont destinés à l’usage.” C’est l’homo faber, qui, créant et fabriquant, introduit de la durabilité dans nos existences. Ce qu’il effectue, ce n’est pas un travail, mais un ouvrage.
Deux temporalités différentes
Il y a une fin à l’œuvre, un terme à l’ouvrage, un accomplissement, qui est refusé au travail auquel, comme Sisyphe, nous sommes enchaînés tant que nous sommes en vie. L’œuvre, ce que l’”ouvrier” accomplissait lorsque le terme avait encore sa noblesse étymologique, organise le monde humain, émet des propositions pour nos pratiques et notre culture, propositions que nous acceptons ou non et qui déterminent ensuite nos comportements et nos aspirations. Il y a des inventions dont la société s’est emparée et qui l’ont transformée, d’autres dont elle n’a pas voulu. Le travail, lui, n’émet aucune proposition, il est le reflet d’une nécessité incontournable. Cultiver la terre, récolter, assurer l’approvisionnement de la nourriture, maintenir, entretenir, prendre soin, des vêtements, des choses, des gens, sont des conditions sine qua non à tout le reste, comme faire de la poésie, de la littérature, construire des fusées, développer la physique quantique, s’adonner à la recherche en mathématiques et… faire de la poterie.
On peut certes simplifier le travail, avoir recours à des machines proposées par l’homo faber plutôt qu’à des esclaves. Mais on peut bien inventer la machine à laver, le tracteur, les métiers à tisser et multiplier toutes les chaînes de montage imaginables, on peut pousser l’inventivité jusqu’aux ordinateurs et la dématérialisation des données, on n’efface jamais la nécessité du travail.
C’est bien cette double dimension de nécessité et d’inachèvement permanent du travail qui rend ces tâches tellement ingrates, c’est-à-dire fastidieuses et décourageantes. Cette nécessité sans aucune échappatoire nous enracine dans une matérialité dont notre imagination et nos désirs aimeraient être délivrés. “Un sol brillant sans effort”, “des chemises qui n’ont pas besoin de repassage” sonnent comme autant de promesses d’affranchissement de notre condition d’asservis. Tout le monde le sait : Omo lave plus blanc.
Rien n’est simple
On pourrait croire, sans s’en réjouir complètement, que ce couple d’animal laborans et d’homo faber dessine une société, de classes certes, en somme pas très éloignée de certaines organisations animales, mais surtout bien stable. Ce serait aller trop vite en “besogne” et passer à côté de l’essentiel. Et cet essentiel, à mon sens, est double. D’abord, comme le dit Arendt :
« Les outils, les instruments soulagent l’effort et la peine et par là changent les modalités sous lesquelles l’urgente nécessité inhérente au travail se manifestait jadis universellement. Ils ne changent pas la nécessité elle-même : Ils ne servent qu’à la dissimuler à nos sens. »
Ensuite, parce que ce tandem formé du laborieux et du fabriquant nous fait inéluctablement avancer vers un progrès qui nous donne à croire qu’il diminuera nos peines comme par magie. Il n’en est rien d’une certaine manière. J’en veux pour preuve que le verbe “ouvrer” a disparu de notre langue pour laisser la place désormais indisputée à “travailler”. Serait-ce que nous sommes tous devenus des travailleurs ? C’est bien le sens et l’orientation de tout l’ouvrage d’Hannah Arendt et, au fond, son attaque majeure contre la modernité. L’époque moderne, depuis l’industrialisation, s’est accompagnée de la glorification théorique du travail et en est arrivée à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. “Nous avons changé l’œuvre en travail” lâche-t-elle dans un raccourci saisissant. Les homo faber se résument aujourd’hui à quelques concepteurs et designers et la plupart des métiers de l’artisanat sont bientôt à ranger du côté des métiers d’art ou des passe-temps, expression simplement dénigrante. Nous conférions aux objets d’usage la mission de transformer notre monde, nous attendions d’eux qu’ils soient les conditions de notre monde humain qui soulagent notre tâche et préparent le futur. C’est dire s’ils étaient porteurs de sens. Peu à peu, puis dans une accélération folle, nous avons laissé ces objets d’usage devenir de simples biens de consommation. Sans durée, sans lendemain.
« Les objets d’usage sont devenus des objets de consommation »
Arendt visionnaire
Hannah Arent publie sa Condition de l’homme moderne en 1958. Peut-elle seulement deviner à quel point son hypothèse se trouvera vérifiée, 65 ans plus tard ? Aujourd’hui, des masses de marchandises déferlent chaque heure sur les sites de vente en ligne, les ventes flashs d’objets d’usage orchestrées par le chronomètre éveillent en nous des appétits de consommateurs boulimiques. La fast fashion produit “comme des petits pains” des produits qui ne sont pas faits pour être “usés”, qui s’achètent sans besoin et se jettent sans états d’âme. L’existence des objets “jetables” est devenue une banalité alors que le concept même d’ « objet jetable » est une contradiction dans les termes : l’”objet”, c’est ce qui est “jeté contre », “posé contre”, comme le Gegenstand de l’allemand. L’objet, c’est ce qui nous fait face, constitue notre monde humain, résiste au temps, a un commencement, une durée, une fin qui peut (et doit) dépasser notre durée humaine pour former un monde humain à partager. Tout le contraire de ce dont on se débarrasse, qui n’est pas destiné à durer, qui est consommé si vite qu’il peut disparaître sans même avoir vraiment cessé d’exister comme le sont les biens de consommation au sens étymologique du terme.
L’idéal de l’homo faber visait la durabilité, la permanence, la stabilité par le ciblage intelligent de l’ « utile ». Il a été sacrifié à l’idéal de l’animal laborans : l’abondance et son renouvellement incessant.
Le travail, c’est la santé
Serions-nous plus heureux si nous étions libérés du travail, affranchis de la nécessité de la récurrence des efforts destinés à ne laisser aucune trace ? Pas si sûr. Dans ce cycle pour maintenir la vie, pour se maintenir en vie, il y a, lorsque l’équilibre est maintenu, après la peine de la fatigue du travail, quelque chose comme le plaisir de la régénération. Cet équilibre est rompu lorsque l’épuisement n’ouvre que sur le dénuement et la pauvreté. Il est rompu sans doute aussi lorsqu’une existence d’oisiveté rendue possible par une grande richesse remplace la fatigue par l’ennui. Plus de bonheur alors.
Parce que le travail que j’accomplis pour le maintien de mon existence et de celle des autres, c’est une manière d’accueillir et d’honorer la personne que je serai demain, ceux que nous serons à l’avenir.
Le sol de votre cuisine appelle : bon récurage quand même.