Eden, une école heureuse
Dialogue avec Magali Wahl, fondatrice et directrice de l’école Eden à Veyrier.
Magali Wahl ou comment on en vient à créer une école
MCS : Magali Wahl, vous avez fondé, en 2007, une magnifique école privée que vous avez installée, dès 2011, à Veyrier, dans le canton de Genève, au cœur du village, dans un ancien domaine agricole composé d’une ferme traditionnelle et de ses dépendances, génialement revisité pour sa nouvelle destination. Mais la modernisation n’est pas seulement architecturale. Vous vous êtes battue pour mettre sur pied une école novatrice, une école qui puisse servir au plus près les buts que l’éducation se donne comme horizon presque partout dans le monde : développer toutes les compétences des élèves.
Comment en vient-on à décider d’ouvrir une école privée ? Quel a été votre parcours ? Y trouve-t-on les éléments qui expliquent votre vision et la ténacité dont vous avez fait preuve ?
MW : Je suis issue d’une famille française de la classe moyenne. Mes parents n’avaient pas fait d’études particulières. J’ai connu l’école française où on tapait sur les doigts, où on tirait la peau des joues jusqu’aux bleus, où les punitions collectives étaient monnaie courante. J’étais très bonne élève à l’école primaire. Je comprenais tout très vite, et je me souviens m’être demandé pourquoi on devait passer tellement de temps à répéter, répéter sans cesse les mêmes notions. Pour m’occuper, j’avais tendance à dessiner, à faire autre chose en plus ou à côté de ce qui était demandé et j’étais sanctionnée par des verbes à conjuguer 100 fois, ou par ce genre de punitions.
J’ai connu l’école française où on tapait sur les doigts, où on tirait la peau des joues jusqu’aux bleus, où les punitions collectives étaient monnaie courante.
Après l’école primaire, je suis entrée dans cette forme d’enseignement où tout passait par la prise de notes. Les leçons étaient conçues de telle manière que, dans pratiquement tous les cours, nous devions écouter et noter ce que disait un enseignant qui parlait sans discontinuer. Un calvaire pour moi. Le reste de l’enseignement s’accompagnait d’un grand nombre de livres que nous avions à lire, chacun pour nous. Ce manque d’interaction s’accompagnait, en plus — ou pour cette raison — d’un fort esprit de compétition entre les élèves qui ne se prêtaient par leurs notes, qui ne s’entraidaient pas. L’entraide aurait d’ailleurs été perçue par les enseignants comme de la tricherie.
L’évaluation faisait également problème. Je remarquais que j’obtenais de bons résultats sur des connaissances qui portaient sur un champ d’étude vaste, mais pas dans les contrôles bi-hebdomadaires qui pointaient des notions précises. J’obtenais régulièrement des 0 en orthographe et j’ai mis trente ans à comprendre pourquoi. Plus grave, mon frère, qui était scolarisé dans le degré juste en-dessous de moi avait obtenu une excellente note en rédaction (16/20), pour un travail que j’avais moi aussi présenté et pour lequel j’avais été gratifiée d’une notre très insuffisante (4/20). Comment avoir confiance en l’évaluation ? Comment avoir confiance dans les adultes qui la pratiquait dans ces conditions ?
Pour faire court, ensuite, j’ai triplé mon bac. Mes parents ne m’ont pas accompagnée dans mes difficultés, par méconnaissance et aussi en raison de la confiance qu’ils avaient dans l’institution. Ce que je vivais faisait partie pour eux de ce qui arrive et contre quoi il n’y a rien à faire. S’ils avaient été plus actifs, peut-être aurais-je eu une vie très différente ensuite…
MCS : Peut-être n’auriez-vous jamais ouvert d’école…
MW : C’est sûr ! C’est souvent ce que je me dis.
MCS : Ensuite ?
MW : J’ai toujours eu le projet de m’occuper d’enfants. J’ai imaginé étudier la médecine dans ce but, ou devenir juge pour enfants. Mais mes parents étaient opposés à des études longues étant donné le temps considérable que j’avais déjà passé au Lycée. Je me suis donc tournée vers la physiothérapie. J’ai réussi haut la main les tests psychotechniques pour y entrer. J’ai fondé une famille très tôt, eu des enfants, et nous sommes venus nous installer à Genève. Venant de France, il nous paraissait naturel de scolariser nos enfants dans des écoles privées, des écoles en l’occurrence ultra-traditionnelles, dans la droite ligne de ce que j’avais connu.
MCS : Combien d’enfants avez-vous eus ?
MW : Cinq. Tous bien différents, Tous plus ou moins adaptés au système scolaire. Mais ce qui n’a pas cessé de me frapper, c’était la dureté du système. Les notes, les sanctions, les jugements à l’emporte-pièce : “Tu n’as pas appris”, “Tu n’as pas compris”.
Un de mes fils, par exemple, un enfant hors-normes, me valait une convocation chez les enseignants tous les trois jours. Il était jugé insolent, arrogant, perturbateur. Dans les faits, il était vif et intelligent mais répondait très mal à l’apprentissage par cœur. Ânonner les tables de multiplication ne l’amusait pas du tout, mais il pouvait indiquer en un éclair toutes les possibilités d’obtenir une somme donnée.
Et puis, d’une manière étonnante, il a fallu que j’attende qu’une de mes filles, la plus jeune, ait 12 ans, qu’on détecte chez elle une forte dyslexie pour que je comprenne, enfin, à près de quarante ans, que j’étais moi aussi une grande dyslexique.
MCS : Vous ne le saviez pas avant et personne autour de vous ne l’avait détecté ?
MW : Personne. Et j’ai compris pourquoi certaines personnes autour de moi pouvaient lire beaucoup et sans peine et pourquoi, pour moi, c’était si compliqué.
Même pour ma fille, ça n’a pas été si simple. Avant que je ne fasse détecter sa dyslexie, les enseignants me convoquaient régulièrement pour s’étonner de ce que ma fille comprenait tout à l’oral, mais pêchait à l’écrit. On m’expliquait qu’elle gagnerait à doubler son année.
MCS : Alors qu’elle comprenait tout facilement ?
MW : Oui. L’école l’a envoyée chez le psychologue qui n’a pas non plus évoqué la dyslexie. J’ai alors choisi d’aller la faire tester. C’est à ce moment que sa dyslexie a été identifiée, et la mienne…
Un autre de mes fils a également vécu un parcours difficile. Il a développé très tôt un fort sentiment d’injustice en raison des jugements dénigrants portés sur lui, des promesses non tenues de la part des adultes, un sentiment qui s’est traduit par de la violence.
Deux de mes enfants étaient, eux, bien adaptés à la scolarité. Au fond, avec mes cinq enfants, j’avais un petit panorama de ce qu’est la société qu’on envoie à l’école…
MCS : Et vous aviez le signal de ce que le même enseignement, standardisé, ne convient pas à tous. Vous avez pu constater comment il laisse sur le carreau et rejette certains élèves à l’intelligence qui se déploie différemment.
MW : Oui. Et les questions d’éducation ont commencé à me passionner. Je me suis beaucoup informée. J’ai suivi de nombreuses conférences de pédagogues, lu des articles, des rapports de différentes universités. Je me suis formée seule.
Pour un de mes fils, je me suis tournée vers une école, disparue aujourd’hui, qui avait pour ambition d’accueillir des élèves surdoués. De fil en aiguille, je me suis impliquée personnellement pour lever des fonds de manière que l’établissement puisse scolariser des élèves dont les parents n’étaient pas en mesure de payer l’écolage. J’ai fini par constater des problèmes de gouvernance, de trésorerie, et, plus sérieusement, de sérieuses lacunes au niveau pédagogique. En réalité, cette école n’était animée par aucun projet pédagogique.
J’ai alors proposé d’inviter Henri Moser, fondateur de l’école du même nom, que je ne connaissais pas personnellement, mais dont je savais qu’il était une référence en pédagogie. Je suis allée le voir en lui disant que nous avions besoin d’une école novatrice, mais que celle pour laquelle je le consultais était en perdition. Henri Moser a accepté de visiter l’école pour donner son avis. Les défauts constatés étaient effectivement très importants et je me suis finalement retirée de cette école. J’en ai sorti mon fils, aussi, évidemment.
Conjuguer la vision et la réalité
Henri Moser m’a alors proposé de lui soumettre le projet de l’école telle que je la concevais. C’est ce que j’ai fait quelques jours plus tard et il a accepté de m’aider. Nous avons donc cherché des locaux en juin 2007.
MCS : Qu’y avait-il dans ce projet d’école ?
MW : Mon premier point était qu’il devait y avoir un enseignant par matière, dès les toutes petites classes. Le deuxième point consistait à placer tous les cours d’une même discipline sur la même tranche horaire de sorte que les enfants soient invités à fréquenter les cours les plus excitants pour eux, ceux qui correspondaient le mieux à leur niveau afin qu’ils ne s’ennuient pas.
MCS : Un modèle très gourmand en nombre d’enseignants, puisque vous ne pouviez précisément pas les coulisser dans l’horaire…
MW : C’est vrai. Le modèle a évolué depuis, mais ce qui me paraissait capital était que l’enfant soit le plus possible “challengé”, puisque les enfants n’apprennent pas tous la même chose en même temps. Je crois profondément que nous avons construit l’échec en imaginant une école qui rassemble tous les élèves d’une même tranche d’âge et en leur demandant d’apprendre les mêmes choses à la même vitesse. Avant l’entrée à l’école, il y a une grande diversité : certains enfants marchent avant un an, d’autres beaucoup plus tard ; ils ne commencent pas à parler au même moment, certains commencent à écrire d’eux-mêmes à 4 ans et personne, à juste titre, ne s’inquiète de cette diversité. L’école introduit une norme très stricte de ce point de vue-là…
Je crois profondément que nous avons construit l’échec en imaginant une école qui rassemble tous les élèves d’une même tranche d’âge et en leur demandant d’apprendre les mêmes choses à la même vitesse.
MCS : et un “retard” d’apprentissage à cette aune est sanctionné par un redoublement, qui est un véritable marqueur dans la construction de la personnalité…
MW : Oui. D’un seul coup, ils doivent tous avoir fait la même chose au même moment. C’est étrange quand on y pense…
MCS : Votre école ?
MW : J’ai trouvé une petite maison, au Bout du monde, qu’un couple m’a louée. J’avais nommé mon école “l’Ecole heureuse”, voulant par-là indiquer que les apprentissages doivent rendre heureux. Mais l’expression était comprise autrement, elle dégageait l’impression que c’était une école peu sérieuse, une école où on jouait. Ce que je voulais dire, et qui n’était pas compris, c’est que l’école heureuse était une école où les élèves pouvaient devenirs fiers d’eux-mêmes parce qu’ils étaient très stimulés. Être heureux dépend d’autres facteurs que le fait de jouer.
Une école heureuse est une école où les élèves peuvent devenirs fiers d’eux-mêmes parce qu’ils sont très stimulés.
MCS : Le sérieux et le bonheur feraient donc mauvais ménage…
MW : En installant l’école à Veyrier, j’ai donc choisi un autre nom. Il fallait qu’il puisse être compris dans toutes les langues, qu’il soit court, qu’il dégage une impression heureuse et soit naturel pour toutes les religions. C’est là que le nom d’Eden est apparu.
Très vite, je me suis aperçue que, pour la pédagogie que je voulais mener, il me faudrait des espaces plus grands et, de 2007 à 2010, j’ai activement cherché un nouvel endroit. Nous nous sommes installés à Veyrier en 2011. Les débuts ont été très durs. Peu d’élèves, une grande incertitude pour l’avenir. Par chance, des personnes très convaincues par le projet m’ont épaulée bénévolement.
MCS : Il fallait vraiment y croire. De quelle ténacité il faut faire preuve pour réaliser un tel projet !
MW : Oui. Je dirais que, jusqu’en 2016, les années se sont succédé dans une grande incertitude sur l’avenir de l’école. J’ai cru chaque année que nous devrions fermer : d’abord, les écoles en place ne font pas de cadeau à un nouveau concurrent qui s’installe. Ensuite, en ouvrant une école dite “novatrice ”, vous attirez de facto des élèves “différents”. J’avais fait le choix de décerner des bourses à des élèves à haut potentiel, trop peu sollicités dans le cursus traditionnel, c’est vrai, mais je ne tenais pas du tout à ce que l’école passe pour une école de “surdoués”. Malheureusement, une couverture médiatique m’a valu ce titre. C’était vraiment une très mauvaise publicité, parce que le terme a aussitôt été associé à l’idée d’élèves pas comme les autres, hyperactifs, etc. Une autre difficulté était d’avoir des clients. Puis, de faire face à des parents qui, puisqu’ils payaient pour l’écolage, se sentaient en droit d’avoir leurs propres exigences. Il fallait ensuite que je trouve les enseignants prêts à se lancer dans l’aventure que je leur proposais, eux les professionnels, et moi l’autodidacte. Il a fallu du temps pour que je puisse gagner la confiance des enseignants sur le sens et l’intérêt d’une école que nous allions co-construire.
MCS : Un exemple de ces difficultés ?
MW : J’ai par exemple toujours été convaincue qu’il ne faut pas donner de “devoirs” à domicile dans les petites classes. Je ne dis pas qu’ils ne doivent pas “travailler” à la maison, mais ils ne doivent pas avoir de devoirs, ce qui est très différent. Cette volonté de ma part se heurtait à l’inquiétude des parents sur la progression de leur enfant et sur la désapprobation d’enseignants venus de l’enseignement public qui craignaient que les élèves n’aient pas le niveau. Il y a eu des moments d’alliance entre enseignants et parents contre la vision que je leur proposais qui n’ont pas été toujours très simples à vivre. Une autre difficulté tenait au fait que, lorsque certains élèves qui avaient été scolarisés chez nous parce qu’ils rencontraient des difficultés dans l’école publique allaient beaucoup mieux, les parents les scolarisaient à nouveau dans le public. Si c’était à refaire maintenant, je pourrais aller plus vite parce que je serais avertie des difficultés qu’on peut rencontrer dans un tel projet. C’est pour cette raison que j’aimerais laisser une trace de cette aventure, quelque chose comme un témoignage pour faire sentir que c’est possible.
J’ai toujours été convaincue qu’il ne faut pas donner de “devoirs” à domicile dans les petites classes. Je ne dis pas qu’ils ne doivent pas “travailler” à la maison, mais ils ne doivent pas avoir de devoirs, ce qui est très différent.
MCS : Combien d’élèves avez-vous maintenant ?
MW : Ils sont nonante aujourd’hui. Ils étaient cinq à l’ouverture de l’école.
Différencier et éduquer positivement
MCS : Depuis le projet initial, un enseignant par discipline, des niveaux adaptés aux élèves plutôt que des élèves qui doivent s’adapter aux niveaux, qu’est-ce qui a changé, comment est-ce que ça a évolué ?
MW : D’abord, on a introduit la différenciation, pour permettre aux élèves de rester dans leur groupe d’âge. Au début nous parlions de groupes. Maintenant, nous parlons de classes. Évidemment, la différenciation est exigeante pour les enseignants. Il faut une solide formation pour la maîtriser et elle nécessite beaucoup de travail en amont du cours. En contrepartie, il a très peu de corrections après coup. La différenciation, à savoir le principe d’activités stimulantes pour les élèves quels que soient leur niveau personnel, exige en outre une certaine atmosphère dans la classe. Les élèves doivent pouvoir faire abstraction des activités qui ne les concerne pas. La capacité d’inhiber les perturbations extérieures est capitale pour les apprentissages. Nos élèves doivent faire preuve de davantage d’autonomie que dans l’enseignement traditionnel. En même temps, la différenciation, précisément, renforce leur autonomie.
A l’école Eden, les élèves doivent faire preuve de davantage d’autonomie que dans l’enseignement traditionnel.
MCS : Ce qu’on pouvait vivre dans les écoles de campagne d’une autre époque où les classes regroupaient des élèves de plusieurs degrés qui avaient des activités différentes au même moment et dans le même lieu…
MW : Oui. Avec la différenciation, on passe d’une verticalité à une horizontalité et les règles de conduite sont différentes. Il n’y a pas de chahut possible dans une classe en général et encore moins dans une classe où la différenciation est pratiquée. On est aidés à Eden par le fait que nous avons des petits groupes d’environ quinze élèves. Mais on peut imaginer la différenciation dans des groupes plus grands. Ce qui est en jeu, dans ce modèle, à côté des règles de conduite différentes — et peut-être grâce à elles — c’est le développement d’une certaine conscience de soi dans le groupe, de capacités de réflexion et de concentration différentes. On le voit lorsque des élèves scolarisés ailleurs nous arrivent : ils ont besoin d’un temps d’adaptation pour comprendre le fonctionnement du groupe, pour saisir qu’ils co-construisent leurs apprentissages, qu’ils peuvent apprendre par leurs pairs…
MCS : Une possibilité qu’on exploite beaucoup trop peu dans l’enseignement alors que cette compétence de collaboration fait partie des compétences clé qu’on attendra toujours davantage des adultes dans la société de demain.
MW : Il m’arrive d’être effarée de voir certains élèves arriver chez nous avec le sentiment que l’école est sans intérêt, qu’apprendre est ennuyeux et que la seule façon de passer son temps est de se mettre en opposition vis-à-vis d’elle.
MCS : Peut-on dire que ce que vous valorisez par-dessus tout, c’est une éducation positive ?
MW : Vous prononcez le mot au moment où j’allais le dire ! Oui. C’est capital de développer l’autonomie et de donner à l’élève des retours qui lui montrent que son travail est apprécié. Nous avons développé beaucoup d’outils dans ce sens à l’école Eden. Nous nous sommes beaucoup formés tout en veillant à ne pas tomber dans le piège de l’outil unique ou de la méthode unique qui deviendrait un dogme et finirait par rendre les fonctionnements rigides. J’ai envie de signaler toutefois les travaux de Jane Nelsen, qui a été très inspirante pour nous sur la question de la discipline positive. Elle propose une série de petits exercices très rapides, très aboutis qui nous rendent plus conscients de nos fonctionnements et de nos biais. Qu’un enseignant soit en éveil permanent sur ses jugements et sur la qualité des retours qu’il fait aux élèves est crucial. Pas plus tard qu’hier, à ce propos, une enseignante me disait : “ C’est formidable. Avec l’exercice de la discipline positive, en fait, on devient de meilleures personnes !”. Pas seulement de meilleurs enseignants, mais de meilleures personnes. Et pas seulement dans la classe, mais dans la vie.
Ce qui importe, c’est de se former pratiquement, de vivre les formations en groupes, pour pouvoir partager le ressenti sur soi-même de manière à être plus attentifs ensuite à ce que les élèves peuvent éprouver quand on leur fait des retours. Il faut que les enseignants — et les adultes en général — expérimentent ce qu’ils demanderont aux enfants ensuite. C’est la meilleure manière pour les enseignants de prendre conscience de leur propre posture et de développer, concrètement, les outils qui seront utiles dans leur pratique.
MCS : Donnez-nous encore quelques exemples d’outils que vous avez mis en pratique.
MW : Il y en a un grand nombre, de la pédagogie de projets à la classe inversée en passant par la pédagogie active et le design thinking, mais ce qui est important, je pense, est de partir de soi, de ce qu’on attend pour l’éducation et la formation de nos enfants. Lorsqu’on demande aux parents, aux enseignants, à n’importe qui d’ailleurs, ce qu’on attend, en dehors du développement des disciplines académiques pour nos enfants, ce sont toujours les mêmes compétences émotionnelles et sociales qui émergent : la confiance en soi, la coopération, l’empathie, la curiosité, le plaisir d’apprendre, l’autonomie, le respect mutuel. Une fois que ces compétences sont posées, il ne reste qu’à se mettre en chemin pour expérimenter les méthodes et les postures qui vont dans ce sens. Les enseignants d’Eden se sont formés et continuent de se former ensemble.
Lorsqu’on demande aux ce qu’ils attendent pour leurs enfants, en dehors du développement des disciplines académiques, ce sont toujours les mêmes compétences émotionnelles et sociales qui émergent : la confiance en soi, la coopération, l’empathie, la curiosité, le plaisir d’apprendre, l’autonomie, le respect mutuel.
MCS : Une école, c’est une équipe avec des caractéristiques bien précises et pas seulement une addition d’enseignants. Et les méthodes, quelles qu’elles soient, doivent être partagées, expérimentées, discutées, disputées, testées et évaluées par l’équipe qui choisira, ou non, de les mettre en œuvre ensuite. Il y a dans ce processus une boucle de rétroaction permanente qui fait progresser.
Est-ce qu’il y a un grand mouvement parmi les enseignants de l’école ? Les enseignants, depuis les débuts du Bout du Monde et aujourd’hui ont-ils beaucoup changé ?
MW : Non, ce sont les mêmes. Ils me disent que s’ils quittaient l’école, ce serait pour changer de métier. Cette stabilité est un bon signe. Par ailleurs, nous n’avons pas de problème d’absentéisme des enseignants.
MCS : Comment la transition entre Eden, qui propose exclusivement le parcours de l’école primaire, et le Cycle d’Orientation se fait-elle pour les élèves ?
MW : Facilement. Malgré l’absence de devoirs ici, les élèves abordent les exigences du CO avec aisance. Parce qu’ils ont appris à travailler par eux-mêmes, parce qu’ils sont désireux d’apprendre, parce qu’ils ont confiance en eux.
Évaluer les élèves
MCS : Comment conçoit-on l’évaluation à Eden ?
MW : Ce sont les enseignants qui ont créé le carnet d’évaluation. Ce sont eux qui ont déterminé, ensemble, quelles sont les indications à donner pour que les parents puissent être, très exactement, au fait de l’évolution de leurs enfants sur quantité de compétences fines, très détaillées. Comme ce que les enseignants ont jugé utile de transmettre aux parents est long à renseigner, nous avons décidé qu’il y aurait deux carnets par année plutôt que trois. Où est le problème ? D’ailleurs, on ne devrait noter les élèves que lorsqu’ils ont acquis une notion, pas en cours d’acquisition. Quel sens est-ce que ça peut avoir ? Quel est l’intérêt ?
On ne devrait noter les élèves que lorsqu’ils ont acquis une notion, pas en cours d’acquisition. Quel sens est-ce que ça peut avoir ? Quel est l’intérêt ?
MCS : Faire le tri entre une élite et les autres peut-être… Lorsque j’entends des collégiens parler de leurs notes, qu’elles soient bonnes ou qu’elles le soient moins, j’ai parfois l’impression qu’ils en font un repère identitaire, comme si la note chiffrée disait qui ils sont essentiellement.
MW : Oui, c’est ce que j’appelle des “valises sociales”. Mais c’est difficile de changer de perspective quand on a connu une école d’un certain type. On constate aussi que les parents, même quand ils choisissent notre école pour que leurs enfants évoluent dans un milieu très favorable, plus heureux, s’inquiètent, après quelques temps, de savoir ce que leurs enfants “valent”. L’absence de notes déconcerte. Ça montre que les parents ont, eux aussi, un grand rôle à jouer.
MCS : Est-ce que cette propension à se référer à la note n’est pas renforcée dans un monde où tout se mesure, du code barre, aux dates de péremption, en passant par l’évaluation des risques et le comptage journalier des pas à effectuer ?
MW : Peut-être. Le problème, c’est qu’une note rassure seulement si elle est bonne. Si elle est mauvaise, elle détruit plus qu’elle n’incite à progresser. Certains parents nous demandent parfois d’être plus rigides. “Il avance bien mon fils, mais est-ce que vous ne pourriez pas être un peu plus rigides ? Comment est-ce qu’il va faire pour s’intégrer dans le monde ensuite ?” me demande-t-on parfois.
MCS : L’éducation ne s’assimile pas à du dressage…
MW : Non ! Alors je réponds aux parents : “Faites-leur confiance ! S’ils sont bien plantés en eux-mêmes, ils sauront faire face à tout ce qui les attend”. De toute façon, on ne sait pas ce qui nous attend dans le monde que nous vivons. C’est pourquoi l’école ne doit pas être figée. Il doit y avoir une vision, un projet, et ensuite des équipes qui réfléchissent et concrétisent, tout en restant humbles et attentives au sens de leur action. On doit avoir des références éducatives, pas des dogmes.
MCS : L’important, pour vous, c’est vraiment de vous fier aux équipes d’enseignants qui vivent avec les élèves. C’est ce dont j’ai toujours rêvé, quelque chose comme une “tension fertile” entre les maîtres qui nous feraient à la fois évoluer individuellement et collectivement, avec humilité certes, mais aussi avec du sens critique.
MW : L’équipe que les élèves forment avec les enseignants est cruciale, en effet. L’atmosphère fait tout. Dans la discipline positive, il y a des moments d’appréciation où on donne ou on reçoit une appréciation. Les élèves peuvent choisir s’ils préfèrent donner ou recevoir l’appréciation. Cette seule possibilité créée une atmosphère de confiance et de conscience très particulier.
L’important est que les enseignants travaillent en équipes, et de manière continue, car si on veut avancer, il faut penser le changement par étapes et de manière continue, dans un processus qui n’est jamais terminé.
MCS : Comme organiquement…
École publique, écoles privées : quel dialogue ?
MW : Un des problèmes est que l’école publique et les écoles privées sont totalement séparées. Elles ne se fertilisent pas, ne s’inspirent pas dans les pédagogies mises en place.
MCS : Pourtant le règlement des écoles privées porté par le DIP invite à la collaboration entre les établissements publics et privés, surtout pour ceux qui sont à proximité.
MW : Oui, mais ce rapprochement n’a jamais eu lieu et un projet d’un nouveau règlement, aujourd’hui abandonné, avait fait disparaître cette recommandation.
J’adorerais qu’il y ait échanges, que des enseignants du public viennent voir Eden. Je les accueillerais à bras ouverts. Nous recevons de nombreux visiteurs. Nos élèves ont une grande habitude de ces présences et n’en sont pas perturbés. Encore une fois, la capacité à inhiber ce qui perturbe est une qualité que nos élèves doivent développer.
Le règlement des écoles privées porté par le DIP invite à la collaboration entre les établissements publics et privés, surtout pour ceux qui sont à proximité.
MCS : Les écoles privées sont contrôlées par l’enseignement public. Comment se passent les visites ?
MW : Elles sont rares. J’ai eu l’espoir lors d’une d’entre elles qu’une collaboration public/privé pouvait s’amorcer. Finalement rien ne s’est passé. Les forces de résistance sont importantes, dans la hiérarchie, dans l’administration.
Intégrer tous les élèves
MCS : Est-ce qu’Eden accueille des élèves porteurs de handicap ?
MW : Oui. Nous avons des élèves porteurs du spectre autistique, des élèves Asperger. Pour une école privée qui veut rester ouverte à tous, il est important de ne pas être identifiée de manière univoque comme une école pour élèves souffrant d’un handicap. C’est d’autant plus important si l’école est de petite taille. Dans l’accueil de ces élèves, nous regardons à chaque fois ce qui doit être mis en place et l’implication des parents est capitale. Souvent, il peut y avoir besoin d’une personne extérieure qui vienne en soutien. Dans ce cas, il est capital que l’école ait son mot à dire concernant la personne à intégrer pour que la coopération avec les enseignants soit optimale.
MCS : C’est toute la difficulté des équipes dites pluridisciplinaires dans les écoles, publiques où des collaborateurs d’horizons, de métiers et de fonctions différentes (éducateurs, infirmiers, orthophonistes, logopédistes) doivent œuvrer ensemble autour des élèves. Une collaboration harmonieuse demande des temps d’échange et d’ajustement souvent considérables.
Le Cycle d’Orientation, l’affaire de tous !
MCS : Vous parliez du Cycle d’Orientation tout à l’heure. Quelles pistes entreverriez-vous pour cette réforme que tout le monde appelle de ses vœux ?
MW : Il me semble que l’école primaire est un peu longue. Elle a sans doute une année de trop. Les élèves pourraient passer plus tôt au Cycle d’Orientation qui devrait être repensé au niveau de la formation des maîtres, pour que cette période ne devienne pas celle d’un tri trop radical. Changer le Cycle, ce n’est pas nécessairement en changer la structure et l’organisation, mais en repenser la pédagogie et les objectifs en termes de développement des compétences des élèves.
Un bon enseignant, c’est un peu comme Tarzan
MCS : Ce que vous tenez de précieux, dans votre école, c’est le soin porté à la posture de l’enseignant. Une fois que la posture est considérée comme déterminante et sans cesse repensée, on peut envisager ce qu’on veut en matière de pédagogie.
MW : Oui ! C’est exactement ça ! Je compare volontiers l’enseignant à Tarzan qui, pour avancer et se déplacer de liane en liane, ne doit pas craindre d’en lâcher une pour en attraper une autre…
Et évidemment, il faut donner de la liberté aux enseignants. Quand on a des objectifs clairs et qu’on travaille ensemble, on peut laisser faire.
MCS : Quels sont vos supports pédagogiques, sont-ils créés par les maîtres eux-mêmes ?
MW : Je les invite à ne pas suivre docilement une méthode ou un manuel. On peut sauter les pages d’un manuel si nécessaire. Créer du matériel. Ce qui importe, c’est le développement des compétences chez chaque enfant. Il faut se méfier du syndrome du manuel collé à un programme qui incite, au bout du compte à “ faire le programme”, à “finir le programme” sans considération pour les élèves. Un programme incite à demander des heures supplémentaires à l’horaire pour pouvoir en faire le tour. Il en va tout autrement si on s’intéresse d’abord aux compétences des élèves.
Logistique et casse-croûte
MCS : Est-ce qu’il y a des listes d’attente à Eden ?
MW : Je ne pratique pas le principe de la liste d’attente. Les parents connaissent le moment des inscriptions. Nous pourrions sûrement accueillir davantage d’élèves. Peut-être faudrait-il un budget pour la communication, ce que nous n’avons pas pour le moment. Veyrier a en outre l’image d’un lieu excentré. Il ne l’est pas tant que ça, dans les faits. Certains parents souhaiteraient que les enfants soient pris en charge plus tard que nous le faisons, jusqu’à 18h00 par exemple, alors que nous avons des activités pour eux jusqu’à 17h00, après les cours qui se terminent à 15.35. Je n’y suis pas favorable parce que je considère que les enfants encore jeunes doivent avoir du temps pour eux.
MCS : Est-ce qu’on pratique l’horaire continu à Eden ?
MW : Oui. Les élèves apportent leur casse-croûte. Ils ont aussi la possibilité de recevoir un panier pique-nique pour 8 francs. J’ai évité la question de la cantine qui finit toujours par être le sujet principal dans les écoles. Il y a des pratiques alimentaires diverses, des allergies, des interdits, des préférences. C’est inutilement compliqué à gérer. La solution retenue ne pose aucun problème.
La cantine qui finit toujours par être le sujet principal dans les écoles. Il y a des pratiques alimentaires diverses, des allergies, des interdits, des préférences. C’est inutilement compliqué à gérer.
Avec Magali Wahl, conclure ce n’est pas finir
MCS : Quelle question que je ne vous ai pas posée auriez-vous voulu que je vous pose ?
MW : (silence) Nos deux expériences, la vôtre après quarante ans d’activités à plusieurs postes du Département de l’Instruction publique et la mienne nous ont amenées, l’une et l’autre, à nous rencontrer. C’est comme deux bouts de la chaîne éducative, l’une dans le public, l’autre partant des difficultés de certains élèves qui, un bon jour, ont pu, contre toute attente, mesurer leurs convergences. Lorsque GVA2 avait organisé ce débat sur l’avenir de l’éducation en collaboration avec Heidi News, j’avais la boule au ventre en me disant que j’allais “me faire descendre par la bonne femme du DIP”. Et plus je vous entendais dans cette soirée, plus je buvais du petit lait en me disant qu’il y aurait quelque chose à entreprendre pour faire avancer l’école. Je suis frappée de voir, avec nos parcours personnels et professionnels si différents, que nous convergeons au mot près. Alors ma question est : vers quoi pouvons-nous aller ? Comment faire pour que ça bouge ? Pour l’école, pour notre société, je dirais presque pour la paix. Qu’est-ce que nous pourrions faire ensemble pour instiller ce changement ?
MCS : Message reçu, chère Magali !
Crédits photographiques : Ecole Eden