Illustration : Nelly Damas pour Foliosophy

“Confirm Humanity”

Marie-Claude Sawerschel
5 min readApr 27, 2019

Je fais le pari que les humains contemporains des animaux immortalisés dans la grotte Chauvet ne se contentaient pas de les chasser pour les rôtir et endosser leurs peaux. J’imagine qu’ils les observaient pendant de longues heures et qu’ils admiraient leur élégance, leur rapidité, leur ingéniosité. Ils ont beaucoup appris d’eux, sans nul doute, et ils se demandaient déjà quelles différences les séparaient d’eux.

Lionnes de la grotte Chauvet. Photo : Reddit.com

Les hommes se sont certainement assez vite considérés comme appartenant à une catégorie, à part, bien sûr, mais catégorie surtout, prouesse de la raison dont les animaux, peut-être, ne sont pas capables. L’homme est un animal raisonnable, comprenez rationnel, c’est la thèse aristotélicienne qui parcourra toute la philosophie pour culminer chez un Descartes qui ne voyait dans les animaux que des machines, une manière de bien les tenir à distance de nous.

Le Canard digérateur est un automate créé par Jacques de Vaucanson en 1738. Alors que les canards ne peuvent pas digérer des graines de céréales, ce canard mécanique cherchait à montrer comment il est possible de les métaboliser et de déféquer. Wikipédia

L‘esprit rationnel, qui permet la technique, le savoir, la sagesse, les religions et la législation entre autres formes d’organisation requérant la raison, est assez vite et assez justement apparu comme le trait le plus significatif pour définir la singularité de l’homme. Les autopsies de l’histoire de la médecine ont tôt montré la taille supérieure du cerveau de l’homme et les scanners contemporains nous mettent sous le nez nos gros cortex, siège des opérations logiques. Cet effort de différenciation a toujours accompagné la quête de la recherche de l’”essence” de l’homme, de ce qu’il est essentiellement, en-deçà de son apparence. S’il y a un propre de l’homme, alors on devait pouvoir en trouver la piste dans ce qui le distinguait de l’animal et qui, bien sûr, le rendait supérieur à lui.

futura-sciences.com

En parallèle de ce mouvement de disqualification de l’animal, la pensée des peuples de la grande nature, aux quatre coins du globe, continuait de faire des animaux des totems et des protecteurs de notre humanité, comme si la sagesse du monde était en eux. Nous en demeurons un peu les dépositaires, chaque fois que, un tapis mousse enroulé à l’épaule, nous entrons dans une salle de yoga. Toutes les asanas du yoga sont inspirées des postures d’animaux et c’est un peu leur réalité que nous adoptons en devenant corbeau (ça c’est dur), cobra, poisson ou chien tête en bas.

Pedayoga.ca

Au fil du temps, on a trouvé d’autres éléments que la rationalité comme indice de différenciation et on a compris que les animaux pouvaient apprendre, qu’ils s’organisent au sein d’une espèce et entre espèces parfois, et que ces organisations évoluent sous l’impulsion des circonstances. Un embryon de raison, peut-être, même si on ne connaît pas d’encyclopédie rédigée sur leur initiative. On leur prête souvent un autre savoir, en revanche, auquel nous n’avons pas accès, comme en témoigne leur intuition anticipatrice des mouvements terrestres ou climatiques à venir, par exemple.

On a longtemps cru que l’homme était le seul animal, étymologiquement le seul “être animé”, à savoir rire, parce que le rire, étant décalage de la raison, la présuppose justement. Mais on sait aujourd’hui que certains animaux, dits supérieurs peut-être pour cette raison-là, rigolent de bon cœur à un événement qui expose l’un d’eux au ridicule. Voilà de toutes nos prérogatives celle qu’on s’attendait le moins à se voir disputée…

Mais ces efforts millénaires à légitimer notre différence et notre supériorité viennent d’être balayés d’un clic. Un clic sans égard pour la puissance intellectuelle des philosophes et des éthologues des siècles accumulés, fussent-ils dans l’erreur. Un clic naturel, quasi indifférent, qui ne soulève pas la moindre question en nous, qu’on effectue comme on presse sur le bouton de la machine à café : celui qui s’inscrit aujourd’hui à n’importe quelle newsletter doit passer un micro-test en ligne et sélectionner, parmi une dizaine de photographies volontairement ratées, lesquelles représentent des panneaux de circulation ou des devantures de magasins.

On attend par-là de vous que vous manifestiez que vous êtes bien une personne, douée de conscience et de moralité, quelqu’un qui peut s’engager à quelque chose qu’on pourra lui faire payer le cas échéant. En général, le petit test suit la confirmation qu’on exige de vous, qui n’êtes pas un robot, de prouver cet état de non-robot. Au passage, j’ai du mal à comprendre, dans ce siècle où la peur des robots -qu’on annonce plus intelligents que nous dans un avenir proche- est rampante, comment un de ces joujoux intelligents peut être mis en échec par des Completely Automated Public Turing tests to tell Computers and Humans Apart, ces “captchas” un peu humiliants pour les humains que nous sommes.

La finalité de ces tests n’est pas de connaître la différence qui sépare le robot de l’humain, comme on cherchait à le faire avec les animaux, on demande simplement à l’humain d’attester qu’il n’est pas un robot, sans que le test ne nous éclaire nullement sur le propre de l’homme. Et je décerne aujourd’hui le pompon au site internet qui, en préambule de mes actions, affiche sur son écran, avant le test à passer :

“Confirm Humanity”

Confirme ton humanité, atteste de ton appartenance à l’ordre des êtres humains, toi qui te cherches et qui cherches du sens à ta vie. Confirme que tu appartiens à une espèce qui n’est pas celle des ordinateurs dont la nature est, elle, si limpide qu’elle peut servir d’étalon pour en exclure ce qui n’est pas un ordinateur, un humain, par exemple.

Voilà une étape philosophique inattendue, l’homme, défini par ce qu’il n’est pas. Qui dira qu’on n’a pas avancé dans l’efficacité et l’esprit de synthèse ?

Je me demande si des singes entraînés peuvent déjouer les captchas.

Et ce qu’on fait aujourd’hui dans les cours de philo.

Nelly Damas pour Foliosophy

Références :

Aristote, Les Politiques Livre I, chapitre 2

Descartes : Discours de la Méthode, 5e partie

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