Chronique de la débâcle d’une banque
Dialogue avec Mathilde Farine
MC : Mathilde Farine, vous êtes journaliste, correspondante à Zurich pour le journal Le Temps. Vous venez de publier un ouvrage sur la débâcle du Credit Suisse intitulé La Chute, Chronique de la débâcle d’une banque, publié par Slatkine et Le Temps. Vous y donnez à comprendre la succession des événements qui ont conduit à la disparition d’une banque dont les origines remontent à 1856 et qui a joué un rôle majeur dans la construction de la Suisse puisqu’elle a servi de banque de crédit pour permettre la construction du réseau ferroviaire suisse. C’est un fleuron de notre pays et de son économie qui vient de disparaître, une disparition qui a suscité beaucoup d’émotions et qui laisse des questions importantes en suspens pour l’avenir.
J’imagine que vous devez être très occupée avec la publication de votre Chute.
MF : Oui, mais c’est relatif parce que les gens sont actuellement en vacances et occupés à autre chose. L’éditeur et moi le savions bien sûr, mais j’ai préféré publier ce livre au moment où le sujet était encore d’actualité. D’ici la rentrée, beaucoup de choses peuvent encore se passer.
MC : Le rachat à prix cassé de Credit Suisse par UBS sera l’occasion d’autres épisodes et de pas mal de rebondissements, ne serait-ce qu’en termes d’emplois, en effet. Quelle mission donnez-vous à votre livre ?
MF : Je pense que cet ouvrage peut être utile pour le débat politique parce que plus on comprend ce qui s’est passé, plus on aura d’éléments pour penser la suite. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu que ce livre soit apolitique.
“J’ai voulu que ce livre soit apolitique.”
MC : Vous retracez très bien les étapes de cette débâcle, avec les effets d’enchaînement saisissants qui ont finalement entraîné la chute de la banque. Vous montrez bien que chacun des éléments pris isolément a concouru au fiasco sans être une cause suffisante pour l’expliquer. Vous en rendez joliment compte par des passages de facture narrative, qui alternent avec des explications plus techniques. L’ensemble est palpitant à la lecture et facile à lire : vous avez réussi un livre qu’on ne lâche pas.
MF : Merci ! Ce retour me fait plaisir parce que c’est exactement ce que je voulais faire : un livre que tout le monde puisse lire…
MC : … avec le partage d’éléments qu’on puisse mettre en commun. Parce que, somme toute, cette histoire de chute de Credit Suisse nous concerne tous, tant pour des raisons historiques que symboliques, sans parler des conséquences, encore incertaines, pour le futur.
MF : Oui ! Il ne faut pas croire que ce qui est arrivée à Credit Suisse est arrivé seulement parce que la banque était mal gérée. Elle était mal gérée, c’est vrai et c’est la base du problème. Mais c’est un peu comme ce qui peut se passer dans un avion : beaucoup d’événements non désirables peuvent se produire sans qu’une catastrophe n’ait lieu. Il suffit d’un tout petit élément supplémentaire pour que l’accident survienne effectivement. Il aurait peut-être par exemple suffi que Credit Suisse soit plus sérieusement touché par la crise de 2008 pour que ses dirigeants aient procédé à ce moment-là à une prise de conscience qui aurait changé toute la suite des événements. Il faut comprendre que ce qui est arrivé à Credit Suisse peut arriver à d’autres grandes banques ailleurs sur la planète. Le risque est inhérent à toutes les grandes banques.
MC : L’exemple de Credit Suisse met en évidence une série d’événements qui, même s’ils n’expliquent pas à eux seuls la chute, y ont pleinement participé. Vous montrez comment un management qui ne maîtrise pas l’intégralité des interactions entre les entités au sein de son modèle d’affaires court un risque majeur. On comprend, en vous lisant, qu’un management global est nécessaire, qu’il est dangereux de laisser les directions travailler en silos. Même problème pour la politique RH. Vous êtes claire sur le fait que la restructuration féroce de 1996 a porté un coup au sentiment de loyauté que les employés de Credit Suisse vouait à l’entreprise et on a l’impression que, depuis ce moment-là, une méfiance s’est installée au sein même de l’entreprise dont la direction a favorisé chez ses collaborateurs l’appât du gain comme quasi unique source de motivation.
Ce sont des éléments qui me paraissent majeurs dans toutes structures, bancaires ou non. Il y a eu déficit de vision et perte de confiance. Karin Keller Sutter expliquait que la confiance ne se commande pas pour rendre compte de l’impuissance de la banque confrontée à des investisseurs qui n’y croient plus et qui provoquent la chute dans une espèce de prophétie auto-réalisatrice. On voit qu’à l’interne non plus la confiance ne se commande pas. Mais ce devrait être la préoccupation majeure des dirigeants que de favoriser ses conditions de possibilités. Les CEO se sont succédé sans voir, sans vouloir ou sans pouvoir inverser la vapeur.
Il y a d’autres acteurs aussi, dont on se demande où ils étaient, pendant tout le temps où Credit Suisse se lézardait. Je pense à Ueli Maurer, par exemple, qui, peu avant de passer la main, se montrait confiant et se voulait rassurant. N’avait-il pas compris ce qui se préparait ? A-t-il été enfumé ? Le domaine bancaire aujourd’hui est d’une complexité vertigineuse. Peut-on s’attendre à ce que nos politiques soient plus visionnaires que les experts ?
Toute cette affaire pose un tas de questions. Comment éviter que ces erreurs ne se reproduisent ? Depuis la crise de 2008, de nombreuses mesures ont été prises au niveau mondial pour mieux réguler le secteur. On pensait que les leçons avaient été apprises, d’où la stupeur qu’on a éprouvée en découvrant, en mars dernier, que la deuxième banque suisse était en faillite.
La FINMA n’avait-elle pas assez de moyens ? Vous regrettez dans votre livre que les actionnaires n’aient pas mis le halte-là à la fuite en avant. Mais que faisait le Conseil d’administration de Credit Suisse ? Il me semble que vous évoquez peu sa responsabilité dans votre livre.
MF : Ils touchaient leurs jetons de présence en tout cas…
MC : Si les alertes musclées sur les risques ne sont pas sonnées à l’interne, par la direction, par le Conseil d’administration, il y a peu de chances pour qu’elles le soient rapidement à l’externe. Les actionnaires, pour la majorité, font confiance aux dirigeants. Comment peuvent-ils inverser la vapeur ? Il faudrait pour ça qu’ils se réunissent.
MF : Les actionnaires ont malgré tout accepté beaucoup de choses alors qu’ils étaient bien placés pour voir que le cours de l’action, bien avant l’annonce de la chute, plongeait. Le fait que Urs Rohner, président de Credit Suisse pendant 10 ans après avoir rejoint la banque en 1998 comme avocat général, ait été si facilement élu à chaque fois, alors qu’Ethos s’y est opposé plusieurs années de suite devait alerter les actionnaires.
MC : Vincent Kaufmann n’a pas été suivi dans ses mises en garde ?
MF : Il aurait été aidé si d’autres actionnaires l’avaient rejoint.
En fait, on est face à plusieurs contradictions. D’abord, nous sommes fiers d’avoir de grandes banques : ça fait partie de l’imaginaire collectif et d’ailleurs pas seulement en Suisse. Les Allemands et les Français aussi sont fiers des leurs. Mais d’un autre côté, l’ADN de la Suisse vise à intervenir le moins possible sur les questions économiques alors que l’activité bancaire est par définition risquée. On est un peu mal pris avec l’envie d’avoir une grande banque qui exigerait qu’on puisse intervenir alors qu’on rechigne à s’en donner les moyens.
“Nous sommes fiers d’avoir de grandes banques : ça fait partie de l’imaginaire collectif. “
La FINMA elle-même aurait pu militer pour avoir plus de moyens. Elle dit maintenant qu’elle disposait de moyens insuffisants, mais on ne l’a pas entendue en réclamer pendant qu’il était encore temps d’intervenir. Quand on vous donne une mission et que vous vous rendez compte que vous n’avez pas les moyens de la remplir, la première chose à faire, c’est de le dire.
MC : Pouvoir et responsabilité sont intimement liés. On ne peut pas les dissocier sans déséquilibrer une activité. Une équation qui fonctionne dans les deux sens : la FINMA avait trop de responsabilités et pas assez de pouvoir tandis que c’était un peu le contraire pour les dirigeants de Credit Suisse.
MF : Quand les petites banques entendent que la FINMA n’avait pas assez de moyens, elles en tombent dans les pommes parce que la FINMA effectue un travail de contrôle très serré auprès d’elles, en leur demandant quantités de documents. C’est presque une angoisse pour ces petites entités de savoir qu’elles ont la FINMA sur le dos. Les banques de petite taille sont très soucieuses de ne rien dire ou faire qui puisse la fâcher. En revanche, face aux grandes banques, la FINMA est beaucoup moins tatillonne. Et les raisons de cette différence sont faciles à comprendre : une banque systémique supporte le poids de l’économie. C’est elle qui tient le couteau par le manche. Lorsque la FINMA a décidé que la banque de la Suisse italienne, la BSI, devait disparaître, en 2016, elle a disparu en tant que telle, absorbée par la banque EFG. En ce qui concerne les banques systémiques, on a un régulateur qui ne peut pas vraiment réguler. Face à un mastodonte, la FINMA est un peu empruntée. On a donc un vrai souci.
MC : Est-ce que la FINMA est la seule instance à même de jouer le régulateur ? Une banque systémique est une banque qui a une importance au niveau mondial. D’ailleurs les règles instaurées sous l’appellation de Bâle III ont une dimension internationale. Les Etats-Unis ont-ils fini par jouer un rôle dans la liquidation ?
MF : Il est étrange aussi que la Banque Nationale Suisse (BNS), notre “assurance tous risques”, n’ait pas réagi plus tôt. Elle peut se montrer très prudente dans tellement de domaines ! En 2008, la BNS avait pris les choses en mains autrement qu’elle ne l’a fait dans le contexte de Credit Suisse. Peut-être que 2008 était plus simple parce qu’il n’était pas question d’un problème de management, mais clairement d’un manque de liquidités qui se traduisait par un problème de solvabilité.
Aujourd’hui, la BNS semble ne pas avoir eu de plan, contrairement à 2008. Pourtant, Thomas Jordan était déjà en poste à cette date. En fait, c’est UBS qui a réfléchi à des plans possibles, se demandant si c’était une opportunité pour eux de racheter Credit Suisse. UBS a travaillé à en amont pour soupeser les alternatives, tandis que la BNS ne semble avoir rien envisagé.
MC : La BNS a soutenu Credit Suisse par des prêts jusqu’au dernier moment…
MF : Les banques ont accès à ces prêts sans avoir nécessairement besoin de l’annoncer. Lorsque la BNS a consenti aux prêts dont on a entendu parler, elle savait déjà que c’était trop tard et que l’argent ne servirait à la banque qu’à tenir jusqu’au dimanche soir.
MC : En 2008, les Etats-Unis ont purement et simplement laissé tomber Lehman Brothers qui était, elle aussi, une banque systémique. Est-ce qu’il n’aurait pas été possible de faire la même chose pour Credit Suisse ?
MF : En théorie c’est toujours possible. Ne pas sauver une banque appartient à la batterie de recommandations post 2008 et c’est pourquoi les plans de liquidation ont dû être mis en place. Les banques doivent avoir les moyens de se sauver toutes seules.
MC : C’est ce que les accords de Bâle III recommandent ?
MF : Bâle III exige que les banques aient un minimum de capital. La Suisse a exigé des capitaux supplémentaires. UBS et Credit Suisse ont, en outre, des plans de crise et des solutions pour séparer les entités en cas de crise. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’UBS ou Credit Suisse ont des entités “ suisses”. Ce que je crois, c’est qu’ils ont eu peur de la laisser tomber. Un rachat était moins risqué.
MC : Vous dites dans votre livre qu’une nationalisation aurait été envisageable, mais trop compliquée…
MF : C’est peut-être une question de personne… Peut-être que si quelqu’un d’autre que Karin Keller Sutter avait été aux commandes, ça se serait fait. Cela dit, je peux la comprendre, ce serait un vrai fardeau.
MC : Dans quelle mesure n’aurait-il pas été possible de la revendre à une banque cantonale un peu costaude ? Comme la banque cantonale de Zurich, par exemple ? On aurait ainsi pu en conserver deux…
MF : Bonne question. Oui, ou à Julius Baer par exemple. Encore faut-il que ces banques en aient les moyens et la volonté. Pour l’une, elle n’a guère de réseau international, pour l’autre, elle est concentrée sur la gestion de fortune, donc elle n’a certainement pas envie de se lancer dans d’autres activités. Sans compter qu’absorber une entité plus grande que soi, c’est plus qu’un défi. Mais je pense que, dans l’affaire du Credit Suisse, les responsables ont fait au plus vite. Ils se sont demandé quelles étaient les solutions les plus faciles et les plus rapides à mettre en œuvre. Ils auraient également pu dépecer la banque en fonction de ses entités (banque d’affaires ; gestion de fortune ; gestion d’actifs, activités en Suisse), comme ça a été un moment envisagé. Mais une telle solution aurait demandé trop de temps. Il aurait fallu trouver des acheteurs, prêts à payer un prix raisonnable de surcroît. De telles opérations demandent du temps. Et le temps, c’est ce que Credit Suisse n’avait plus.
“Je pense que les responsables se sont demandé quelles étaient les solutions les plus faciles et les plus rapides à mettre en œuvre.”
MC : Est-ce qu’on n’a pas, pour faciliter la liquidation, repoussé le problème à plus tard ? Au moment du rachat, UBS annonçait qu’il n’y aurait pas de licenciements, ce qui était difficile à croire étant donné les doublons évidents entre les deux entités. Moins de trois mois plus tard, on apprend que 25.000 à 36.000 places de travail sont menacées. Comment voyez-vous la suite ? La reprise en main de cette immense entité par Sergio Ermotti tiendra-t-elle ses promesses ?
MF : Ce sera en tout cas très intéressant à suivre.
MC : Un deuxième tome à La Chute ?
MF : Peut-être, mais c’est l’affaire d’UBS maintenant, plus celle du Credit Suisse. D’abord, Sergio Ermotti n’est pas quelqu’un sur qui on peut faire facilement pression. Avant sa retraite, il avait déjà pris position contre une réglementation qu’il jugeait excessive. Il va faire ce qui est bien pour lui et pour l’UBS. Il a annoncé un plan de mise en œuvre pour fin août. Peut-être l’annoncera-t-il encore au creux de l’été, ce qui serait malin de sa part. Il y aura des licenciements, c’est inévitable. A l’international, à Wall Street, ce n’est pas un problème, les employés retrouveront du travail. S’il y a des licenciements massifs au niveau de la banque en Suisse, en revanche, ce sera plus grave et c’est peut-être bien là qu’est la vraie débâcle. On a sauvé la banque, d’accord. On a évité le fiasco, oui. Mais allez le dire aux milliers de personnes qui vont perdre leur emploi.
“On a sauvé la banque, d’accord. On a évité le fiasco, oui. Mais allez le dire aux milliers de personnes qui vont perdre leur emploi.”
MC : Pensez-vous que nous pouvons attendre beaucoup de la Commission d’enquête parlementaire qui a été mise en place ?
MF : Ce sera intéressant parce qu’on apprendra forcément des choses qu’on ne sait pas. Ce que je peux craindre en tant que citoyenne, c’est qu’on se perde dans les détails, dans l’attribution des responsabilités de la débâcle qui nous fera passer à côté de l’essentiel, à savoir : qu’est-ce qu’on va faire de cette grande banque maintenant ? Il y a beaucoup de responsables dans cette affaire et le mal est fait. Augmenter encore le seuil de solvabilité ou supprimer les bonus ne sont pas de vraies réponses au vrai problème. La vraie question n’est pas là.
MC : Où est-elle ?
MF : On doit se demander si c’est trop risqué d’avoir une seule grande banque. Se demander si ce ne serait pas mieux d’en avoir deux. Se demander si on peut se passer d’une grande banque systémique ou pas. Si on ne peut pas, on doit assumer le risque, toujours existant. Je suis d’accord avec la FINMA pour dire que le risque zéro n’existe pas. Mais on doit savoir jusqu’où on accepte de le prendre. On doit être au clair sur le bienfondé pour l’État d’aller au secours de ce qui au bout du compte est une entreprise privée. L’État ne le ferait pour aucune autre. Normalement, une entreprise mal gérée fait faillite, c’est tout.
“On doit être au clair sur le bienfondé pour l’État d’aller au secours de ce qui au bout du compte est une entreprise privée. L’État ne le ferait pour aucune autre.”
MC : C’est là que le bât blesse : on parle d’une entreprise privée, mais d’importance systémique pour l’ensemble de l’économie. On ne peut pas la laisser couler en temps de crise, parce qu’on a tous trop à perdre, mais on ne peut pas lui demander des comptes quand elle va bien.
MF : Oui. C’est ça. De votre côté, comment voyez-vous cette affaire du point de vue politique ? Est-ce que vous avez des attentes par rapport à la commission d’enquête ?
MC : On doit pouvoir en attendre quelque chose puisque c’est la seule analyse qui se fera. Et on en a un sérieux besoin. A côté de la question du modèle d’affaire (Est-ce qu’il fallait vraiment confier la direction de la banque d’affaires aux Américains ? par exemple) et des lacunes de management, se pose pour moi la question de l’éthique dans les investissements. Il y a là une véritable difficulté. A l’origine, une banque sert à assurer du crédit pour les infrastructures nécessaires au développement d’un pays. Dans un contexte mondialisé, les banques sont en concurrence et elles doivent se battre pour garder leur position, donc prendre des risques. On comprend pourquoi il peut être tentant de faire des opérations risquées financièrement : si ça passe, c’est autant de gagné. Jusqu’où compose-t-on avec l’éthique dans ces opérations financières ? On peut mettre toutes les régulations qu’on veut, on ne changera pas grand-chose à cet état de fait.
Pour répondre à votre question, j’observe qu’au moment de la chute, les politiques ont rivalisé de commentaires, de critiques.” Il n’y avait qu’à” “Je vous avais bien dit que”, “Ce qu’il aurait fallu c’est…”, même si tous ces commentateurs étaient en poste bien avant la débâcle. Ce que personnellement je crains, c’est que les solutions politiques pour l’avenir ne deviennent des occasions de prises de positions purement idéologiques, donc férocement antagoniques, alors que nous avons besoin de nous mettre d’accord, pragmatiquement, pour faire avancer ce dossier en vraie connaissance de cause. Ce que je crains, c’est un camp férocement anticapitaliste contre un camp réfractaire à toute régulation.
MF : Je pense que vous avez raison de craindre cette situation. Mais cette fois, la droite n’aura plus le vent avec elle pour freiner la régulation comme elle l’a fait après 2008, par exemple. Je crois qu’il va être possible d’avancer sans être caricatural, comme en espérant interdire tout bonus, par exemple, ce qui serait, selon moi, une très mauvaise réponse au problème. Ce qui peut être intéressant, à côté de la commission d’enquête, c’est ce groupe d’experts en stabilité des banques qui a été mis en place sous l’égide de Yvan Lengwiler, le professeur de l’Université de Bâle et ancien membre du conseil d’administration de la Finma.
MC : Quels risques la Suisse court-elle si UBS connaît à son tour des difficultés ?
MF : On a effectivement entendu que, si la dernière grande banque que nous avons faisait elle aussi faillite, nous n’aurions pas les moyens de venir à son secours. Je ne vois pas quels sont les critères qui nous permettent une telle affirmation. Il y a tellement de facteurs : quel sera le contexte international ? Quel sera l’état des finances publiques ? D’ailleurs UBS est certes grande aujourd’hui, mais elle n’est certainement pas plus grande que ce qu’elle était en 2008. La taille ne dit pas tout.
MC : Pensez-vous qu’il est trop risqué d’avoir quatre missions aussi distinctes sous un même toit ?
MF : La banque Wegelin a coulé parce qu’elle a fait de l’évasion fiscale. Or, il ne s’agissait pas d’une banque systémique. N’importe quel secteur bancaire peut connaître des difficultés. Cela dit, je pense qu’on s’en sortirait mieux si UBS était scindé en deux ou trois banques différentes, mais ses dirigeants n’accepteront jamais une telle proposition.
MC : Si on imaginait que votre proposition était la meilleure possible, qui pourrait avoir le poids de la faire accepter ? Le Conseil Fédéral, La FINMA ?
MF : La Commission de la concurrence (COMCO) pourrait intervenir au moins sur les activités suisses des deux banques, mais on attend toujours son rapport sur la situation. Je pense qu’il faudrait un processus politique pour aller dans ce sens. Mais je ne sais pas exactement dans quel sens il devrait s’effectuer.
MC : Je trouve piquant que Credit Suisse, dont les origines visaient le financement d’infrastructure ferroviaires dignes de ce nom, coule au moment où les CFF nous donnent à comprendre qu’ils n’ont pas fait le nécessaire depuis des décennies pour améliorer le réseau. Est-ce que nous ne nous sommes pas un peu endormis sur nos lauriers ?
MF : Sur certains enjeux probablement.
MC : Quelle incidence voyez-vous pour les élections fédérales ?
MF : Les paris sont ouverts et on sait que les sondages peuvent facilement être désavoués. Si UBS annonce des licenciements massifs à la rentrée, elle donnera un coup de pouce à la gauche.
MC : Votre livre va-t-il paraître en Suisse alémanique ?
MF : On cherche un éditeur. La difficulté, c’est que, pour les Suisses alémaniques, ce que font les Suisses romands est toujours un peu moins bien que ce qu’ils font eux-mêmes. Mais c’est quand même en Suisse allemande que cette catastrophe est arrivée. Credit Suisse, c’est le fiasco de la banque zurichoise dans les faits.
MC : Vous avez choisi comme citation d’ouverture à votre Chute une phrase tirée de l’ouvrage homonyme de Camus : “La richesse soustrait au jugement immédiat”. On se rappelle le personnage de Jean-Baptiste Clamence, narrateur unique et tout puissant du roman, “juge-pénitent” comme il se désigne, cynique en repentance mais au fond inguérissable. La citation donne une coloration piquante à votre ouvrage. Un effet miroir ?
MF …On a choisi le titre sans penser d’abord à Camus, mais en réalité, il y a un écho. Je l’ai encore relu en même temps que j’écrivais le livre. La chute de Credit Suisse c’est aussi une histoire de vanité.